Lise Poirier Courbet : C’est la première fois que je vis longtemps

suivi d’un entretien de l’auteure avec Marion Rousset

mardi 9 juin 2020, par Véronique Leroux-Hugon

Tétraèdre, 2019

Le présent ouvrage s’inscrit dans la droite ligne de la sociologie clinique, sous un titre énigmatique : C’est la première fois que je vis longtemps. Le publiant en 2019, après une enquête auprès de quinze femmes, intitulée : Vivre après un viol (2015), Lise Poirier-Courbet relate ici le viol qu’elle a subi à 16 ans (commis par un voisin, locataire de ses parents) sur lequel elle a commencé à écrire en 1995 comme elle l’explique à Marion Rousset. La grande originalité du texte repose sur un va et vient entre différents cahiers (bleu, rouge et noir, jaune) soit les deux périodes que sont les années 1971, au cours desquelles a eu lieu cette agression, et les années 1990 marquées par les conflits dans l’ex-Yougoslavie, et notamment les viols de masse sur des femmes et des fillettes.

Marquée par ces exactions, l’auteure poursuit une enquête douloureuse sur son viol, le procès qui s’en est suivi, les séquelles à long terme de ce traumatisme ; le terme traumatisme paraissant d’ailleurs insuffisant pour définir le bouleversement qu’a occasionné cet évènement dans sa vie psychique, sexuelle, quotidienne : « Dans le cahier bleu j’écris sur l’année 1971, juste avant l’évènement, l’adolescente serait alors appelée Delphine. Ce serait un récit au "elle" une histoire vue du dehors, avec une certaine distance. Dans le cahiers rouge et noir j’écris mon journal vingt ans plus tard, vu du dedans. C’est un récit au "Je" ».

Elle tente alors de « Faire revivre la jeune fille d’avant le viol […] passer de l’avant à l’après de l’événement pour mieux conjurer son effet, pour recoudre les fils cassés entre l’avant d’une certaine innocence et l’après du désastre, juguler le débordement de la mémoire envahissante conduite par ses chevaux fous ». Au cours d’une longue analyse, elle recherche l’anamnèse de l’événement, l’alcoolisme du père, le sien, évoque cette fois un cahier jaune écrit juste après le viol. Elle avance l’hypothèse que ce viol aurait « condensé toutes les molécules de folie et d’angoisse dispersées dans mon corps, dans ma vie et celles de mes ancêtres ».

Va et vient dans le temps, donc, va et vient dans l’espace puisqu’elle s’installe dans l’île d’Oléron pour faire le bilan, apprivoiser l’événement, le cerner par des mots, s’aidant de supports matériels : cahiers et leurs couleurs, outils de transcription. C’est sur ces plages-là qu’elle va imaginer un magnifique rituel en choisissant des galets symboles des étapes de sa vie. Elle y fouille aussi des souvenirs douloureux, l’attitude ambiguë de sa mère (hospitalisée en psychiatrie juste après le viol), ce qu’elle appelle drôlement ses propres « galères de sexualité », la frigidité. Elle lit et relit les attendus du procès, revient sur la lettre maladroite du violeur qui « s’excuse » et dont la famille marocaine fait à deux reprises la démarche de réparation consistant à la demander en mariage pour pardonner le viol, démarche que sa mère serait prête à accepter, à sa stupeur !

Dialoguant ensuite avec Marion Rousset, Lise Poirier-Courbet reprend aussi la notion d’une écriture illégitime dans son milieu social, son propre parcours professionnel, dont les études à HEC, pour en sortir, puis les combats féministes, et l’animation de séminaires au sein du Réseau International de Sociologie Clinique. Elle y anime des formations titrées : "Histoires de femmes" ou "Récits de vie et écriture".
Ce beau texte, publié dans une collection intitulée "L’écriture de la vie", s’inscrit dans une démarche d’écriture réparatrice et militante. Il est le reflet d’un travail sur soi, mais aussi du travail de l’écriture en soi, comme on travaille un matériau pour le transformer.