Joan Didion : L’année de la pensée magique

vendredi 16 novembre 2007, par Madeleine Rebaudières

Grasset, 2007

« On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. La question de l’apitoiement. »
« La vie change dans l’instant. L’instant ordinaire. »

Ces brèves notations écrites quelques jours après « l’événement », Joan Didion les retrouve dans son ordinateur, lorsqu’elle décide d’écrire sur cette année qui a suivi la mort de son mari, l’écrivain John Gregory Dunne, qui s’écroule sur la table de la salle à manger, le 30 décembre 2003. Ils revenaient de l’hôpital où leur fille Quintana était dans le coma dans une unité de soins intensifs, depuis le soir de Noël, à la suite d’une grippe qui avait dégénéré en pneumonie puis en infection généralisée.

« Les gens qui ont récemment perdu quelqu’un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l’ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaître… un air d’extrême vulnérabilité, une nudité, une béance… Ces gens qui ont perdu un proche ont l’air nus parce qu’ils se croient invisibles. Moi-même je me suis sentie invisible pendant un certain temps, incorporelle. Il me semblait avoir traversé l’un de ces fleuves légendaires qui séparent les vivants des morts. »…

L’année de la pensée magique, elle garde les chaussures de John pour qu’il puisse revenir, elle ne touche à rien de ce qui est à lui, elle l’attend. Elle cherche à établir la chronologie de tous les faits qui ont précédé l’événement qu’elle ne comprend pas. Elle se souvient de ce qu’on lui avait enseigné : « quand les temps sont difficiles, lis, apprends, révise, va aux textes. Savoir, c’est contrôler. » Elle va chercher tout ce qu’elle peut lire sur le chagrin du deuil, elle va aussi lire des ouvrages de médecine très pointus pour essayer de comprendre ce qui est arrivé à son mari et ce qui arrive à sa fille. Mais elle est toujours sur le fil et en danger d’effondrement. Elle cite un chef de service de psychiatrie, Lindemann, qui parle de « détresse somatique, par vagues, l’impression de gorge serrée, d’étouffer, un vide au creux de l’abdomen, une diminution des forces musculaires, une intense détresse subjective décrite comme de la tension ou de la douleur mentale ». Elle a éprouvé ces vagues dès le lendemain, elle n’avait pas pleuré le jour de la mort de John, elle était rentrée chez elle en état de choc et avait seulement pensé à ce quelle devait faire.

Elle achète des baskets et ne portera plus que ça de peur de tomber dans la rue, seule.

Au fil des pages, c’est l’évocation de sa vie passée, partagée avec John et leur fille et un voyage dans le temps et l’espace. Mais « le temps est l’école où nous apprenons. » « Je sais pourquoi nous essayons de garder les morts en vie : nous essayons de les garder auprès de nous. Je sais aussi que, si nous voulons vivre nous-mêmes, vient un moment où nous devons nous défaire des morts, les laisser partir, les laisser morts… Les laisser partir au fil de l’eau. »

Ce livre nécessaire, si sobre, si riche et si intelligent, si plein d’humanité, une fois arrivée à la dernière page, je n’ai pu que le recommencer depuis le début.