Jean Rousset : Narcisse romancier

jeudi 14 février 2019, par André Durussel

Sous titré : Essai sur la première personne dans le roman ; Éditions José Corti, 1986

Pour toutes celles et ceux que le domaine de l’autobiographie tient dans ses filets et qui, parfois même sans s’en rendre compte, sont devenu(e)s à leur tour des romanciers du "je", il est fort intéressant de se replonger dans les aspects théoriques de ce thème, tel qu’on le décrivait il y a une quarantaine d’années. Cela à travers les travaux de Gérard Genette (1930-2018) en particulier.
L’ouvrage de Jean Rousset (1910-2002) publié en 1986 chez José Corti, fait l’objet de cette présente recension. Précisons d’emblée que ce "Narcisse" de Jean Rousset n’a que de très lointains rapports avec la mythologie grecque d’où ce prénom est issu.
Jean Rousset, essayiste suisse et spécialiste de la littérature de l’Age baroque en France, a aussi publié Le Mythe de Don Juan chez Armand Colin en 1978.

Plutôt qu’un compte rendu fastidieux de son Narcisse romancier, ainsi que des très nombreuses références à des auteurs d’autrefois dont il cite des extraits, il nous a semblé plus judicieux de relever au passage certaines définitions et énoncés de cet essai consacré à la première personne dans le roman. Ces définitions n’ont rien perdu de leur justesse à l’heure où l’auto-édition est désormais à la portée de chacune et de chacun.

• Tenons pour acquis que la forme autobiographique, à l’état pur, se définit par l’énoncé "je conte mon histoire" : un protagoniste central en fonction de narrateur, et de narrateur de soi-même, qui n’exclut pas les autres de son histoire, mais ne les admet que s’ils entrent dans le champ de son regard, de ses passions, de ses activités ; ces personnages satellites existent par lui et autour de lui. (Op. cit. p.20)
• Le "roman-mémoires", tel qu’il se développe surtout au 18ème siècle, est rétrospectif. il porte sur le révolu. Le présent, par quoi il faut entendre l’époque contemporaine de la rédaction, en est normalement exclu. Le temps de base, malgré la première personne fondatrice, en est le passé simple, celui qui détache l’histoire racontée du moment où on la raconte. (Op. cit. p.23)
• Le fait est connu : certains romanciers feignent de s’effacer derrière une rédaction déjà existante ou supposée -manuscrit ou liasse de lettres retrouvées dans un coffre- qu’ils se bornent à éditer. Cet aspect de la mise en scène dissimulée était fréquente au 18ème siècle. Le narrateur passe ainsi à l’intérieur du récit, il en occupe le centre, il rend visible l’origine du livre, dans lequel il ne cesse de se montrer parlant ou écrivant. La singularité du roman marivaudien et sa logique interne en représentent un bel exemple. (Op. cit. p.103)
• C’est une conséquence du parti [ou pacte] autobiographique que ce déséquilibre radical dans la balance des acteurs : l’un est sujet, tous les autres sont objets et l’on renonce d’emblée à un éclairage également réparti ; l’injustice est inhérente à cet ordre narratif qui se présente comme un système monarchique ou solaire […] d’où émane l’énergie et des satellites tournant autour de cette source unique, éclairée un instant, puis rentrant dans l’ombre dès que le conteur ne s’occupe plus d’eux, parce qu’il ne peut les garder tous à la fois dans son champ visuel. (Op.cit.p.110)

Signalons enfin ici que ce procédé d’effacement derrière une rédaction déjà existante est encore pratiqué de nos jours. Par exemple, le roman thérapeutique intitulé Nuit blanche de Pierre Gutwirth, publié en 2013 aux Éditions Pierre Philippe, à Genève et Paris, consacre ses onze premières pages, intitulées Le Manuscrit, à cet effacement, par l’intermédiaire d’une employée de La Poste prénommée Mélodie, qui va passer une nuit blanche à lire ce manuscrit qu’elle a réceptionné au guichet et emporté à son domicile.