Jean-Pierre Castellani : Corse Algérie, Mémoires en partage suivies de Carnets algériens 1975 - 2020

dimanche 2 juillet 2023, par Françoise Lott

Scudo édition, 2023
Préface de Leïia Sebbar

L’Algérie et la Corse : les deux patries de Jean-Pierre Castellani. Les liens qu’il a avec elles sont si forts qu’ils forment l’essence de lui-même. Il enseigne à l’université, à Tours, en particulier l’autobiographie, et il pense qu’écrire des Mémoires ne signifie pas nécessairement parler de sa vie intime ou professionnelle. Pour lui, c’est se lancer dans la tentative sincère de « comprendre un « moi » toujours difficile à saisir ». Ce « moi », il le cherche dans les relations puissantes qu’il a nouées avec ces deux pays.

Il est né en Corse en 1940. Dès la fin de la guerre, ses parents retournent en Algérie où ils avaient enseigné de 1933 à 1939. Pour lui, la Corse sera d’abord « le lieu de l’enfance, les vacances, l’insouciance ». Puis, adulte, il découvre une île à l’histoire complexe, qui maintenant abrite des festivals de cinéma, de théâtre, des écoles de chants polyphoniques, des fouilles archéologiques… Malgré l’hostile indifférence de l’État, il y a là « un facteur d’espoir ». A Ajaccio, son père a été élève de l’École Normale d’Instituteurs. Sa mère était également institutrice, et il lui consacre des pages pleines de tendresse. En Algérie, où se déroulera toute leur carrière, il y avait des élèves arabes ; certains évoqueront plus tard avec émotion leurs instituteurs laïcs. Car « la colonie cesse là où commence l’école » dit-il. Il rêve à des liens harmonieux entre les deux peuples, que l’histoire a prouvé impossibles.

Jean-Pierre Castellani a dû quitter l’Algérie dans sa jeunesse. Il se dit « exilé » loin d’elle plutôt que « rapatrié » en France. Elle est, dans sa mémoire, une source inépuisable d’impressions sensorielles, sensuelles : la lumière, la mer, les jardins, le ficus de la cour de l’école, le jeu avec des noyaux d’abricots, le mouvement des bateaux dans le port, l’odeur du maquis qui lui rappelle la Corse. « J’étais un frère de Camus sans le savoir » dit-il. Mais il y a le côté sombre, la guerre, à laquelle l’enfant ne comprend rien. « Elle a fait irruption dans mon enfance […] Elle l’a envahie, l’a asphyxiée en partie ». Le malheur du pays dont la liberté a été confisquée ne le quitte pas.

Camus est l’homme qui incarne cette double réalité. Le narrateur marche dans ses pas dès qu’il le découvre, célébrant « les noces avec la mer, la nature, le soleil ». L’écrivain a été « au centre de ma formation humaine, intellectuelle et politique » dit-il, ou encore « mon compagnon de route dans la vie ». Il éclaire la position de Camus en 1956, quand celui-ci tente un appel pour « la trêve civile ». Appel reçu comme une trahison, d’abord, mais qui voulait montrer que la guerre était une guerre civile autant qu’une guerre de libération. Le peuple algérien a connu la violence et le désespoir et non la liberté. Il a été profondément dupé. Le désespoir, Jean-Pierre Castellani l’a connu aussi mais certains écrivains l’ont aidé à surmonter les épreuves de l’exil, et, dit-il, « j’ai compris que la littérature était un moyen d’échapper à la violence absurde et injuste de l’Histoire ».

Les Carnets algériens 1975 – 2020 sont les notes que le narrateur a prises chaque fois qu’il s’est rendu – ou est revenu ? – en Algérie. Son premier voyage, en 1975, il l’accomplit avec sa famille. Il parcourt tous les chemins qu’il a connu autrefois dans Alger. Il dit les rues, les immeubles, les boutiques, les cinémas, constate avec émotion que bien des constructions sont en mauvais état. « Tout est oriental et chaotique ». Les Algériens n’ont pas trouvé le bonheur avec la liberté. Mais pour conjurer cette tristesse, il y a la splendeur des paysages, « la magnifique baie d’Alger » par exemple, qui ressemble à la baie d’Ajaccio, ou encore Tipasa, où il se rend souvent.

Et il y a les hommes : aucune hostilité contre les Français. A chaque voyage, Jean-Pierre Castellani est frappé par la grande qualité des relations qui s’établissent entre lui et les Algériens, amis, collègues ou étudiants. Il enseigne l’autobiographie, et à ce titre vient rencontrer des jeunes gens et des jeunes filles dont il dirige souvent les thèses, et les sujets en sont éloquents : « La mémoire partagée », « Le moi hybride », « La double culture », « La double identité ». Les jeunes sont sérieux, désireux de connaître la littérature française. Le professeur, lui, apprécie la qualité des travaux qu’il dirige, encourage des auteurs débutants prometteurs. En retour, les étudiants savent exprimer leur affection et leur reconnaissance.

Quand, dans les années 2000, il se retrouve à Alger pour participer à une semaine corse, il éprouve une profonde satisfaction. « Je réunis les deux rives de la Méditerranée ». Le douloureux bonheur d’être enraciné dans deux patries, d’avoir été exilé de l’une d’elles, de savoir les menaces qui pèsent sur elle, lui permet cependant d’écrire : « J’oublie les misères de l’histoire, je trouve enfin une grande sérénité »