Jacqueline de Romilly : Jeanne

jeudi 20 décembre 2012, par Catherine Vautier-Péanne

Éditions de Fallois, 2011

Ayant perdu son père tué en 1914, alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, l’académicienne Jacqueline de Romilly a entretenu avec sa mère une relation évidemment très forte. Celle-ci offre à la jeune fille pour ses vingt ans à la veille des vacances de 1934 une édition grec-latin de Thucydide en sept volumes avec cette recommandation : « ce serait bien que tu fasses un peu de grec pendant les vacances ». Son destin sera scellé avec ce cadeau, sujet de sa thèse de doctorat.

Le livre intitulé sobrement Jeanne a été écrit en 1977 (elle est alors âgée de 64 ans), juste après la mort de sa mère, mais publié – hormis quelques exemplaires destinés aux proches – seulement en 2011, à sa demande, après sa propre disparition l’année précédente.

« Jeanne au bracelet d’argent », comme on appelle Jeanne Malvoisin lorsqu’elle est encore jeune fille, n’est jamais appelée autrement que par son prénom par sa fille (qui elle-même n’aura pas d’enfant). Le mot maman est-il trop fort pour dire l’amour pudique qui unit les deux femmes leur vie durant ? Le portrait que la grande dame des lettres classiques fait de sa mère est tout en retenue, la piété filiale se double de la reconnaissance de ce qu’elle doit à sa mère qui lui a consacré toute sa vie, non sans de douloureux regrets et questionnements sur l’indifférence de sa jeunesse à la vie de Jeanne.

Rebelle et audacieuse à la fois, Jeanne préserve son intimité pour se consacrer farouchement à l’éducation de Jacqueline et à l’écriture, sa deuxième passion. Elle ne veut pas que sa fille connaisse la tristesse à cause d’une mère endeuillée ; elle la veut épanouie, et libre d’exploiter ses qualités. Intelligente, malicieuse, dotée d’une plume alerte et d’un sens de l’observation aigu, Jeanne s’essaie à la fiction et au théâtre. Au début elle connaît une certaine notoriété, mais les avances de son éditeur Bernard Grasset l’oblige à en changer, compromettant ses chances de réussite. Éloignée de Paris avec sa fille pendant cinq ans sous l’Occupation, elle ne renouera jamais avec le succès d’avant-guerre, mais ne cessera pas d’écrire pour autant, essayant de placer ses textes jusqu’à son dernier souffle, animée par une invincible énergie. « Refusé partout » ! écrit-elle avec ironie dans son journal, après le énième renvoi d’un manuscrit.

Jacqueline se marie et ensuite ce n’est plus la même chose, Monsieur de Romilly voit en Jeanne une « gentille belle-mère affublée d’une marotte ; il lui parlait de sa littérature comme il aurait parlé à une autre de son canari – gentiment, mais par politesse ». Au fil des pages Jacqueline laisse transparaître souvent son amertume, se reprochant d’avoir dans sa jeunesse trouvé naturel que sa mère ne vive que par et pour elle, de ne pas s’être vraiment intéressée à son travail, de n’avoir pas toujours pris conscience de la solitude de sa mère et de ses difficultés à vivre une vie entre parenthèses. Jusqu’à la rupture de son mariage (la mère habite deux pièces dans l’appartement du couple) qui l’oblige une fois encore – à 86 ans – à repartir à zéro.

Les regrets pèsent lourds à son « amour sans curiosité » comme elle le nomme. « Elle serait singulièrement agacée de me voir tenter de dire tout ce qu’elle a refusé de montrer, rappeler tout ce qu’elle a voulu oublier, analyser ce qu’elle a voulu nier » ! A la fin de sa vie, Jeanne disait encore à Jacqueline s’échinant sur ses copies « tu t’abrutis ma petite fille », croyant avoir devant elle une enfant, alors qu’elle s’adressait à un professeur du Collège de France.