Gérard Genette : Bardadrac et autres textes

mercredi 10 avril 2013, par René Rioul

Bardadrac (Seuil, 2006-Seuil-Points, 2012), suivi de Codicille (Seuil, 2009) et d’Apostille (Seuil, 2012)

"Bardadrac" était le nom que donnait Jacqueline, la tante chérie, à son "sac aussi vaste qu’informe". Autrement dit, c’est un fourre-tout, et désormais le nom générique de cette formule de "journal sans dates en fragments d’ampleurs diverses et disposés dans le désordre alphabétique des mots-entrées dont on les affuble". On trouve de tout dans un bardadrac : des souvenirs, bien sûr, on y reviendra ; mais aussi des histoires drôles ou des anecdotes vécues ; des collections de sottises lues ou entendues et de "je me souviens" ; des listes de mots-valises ou à la mode ; des portraits de collègues ou d’amis ; des réflexions sur la littérature ou l’art ; l’évocation d’un amour exigeant pour le jazz ou la musique classique ; des goûts et des anti-goûts ; le tout constituant, pour finir, un "autoportrait".

Des lieux, des personnages ou des expériences du passé y affleurent constamment, au hasard des associations d’idées. On mentionnera d’abord la maison d’enfance à Conflans, la scolarité au Collège de Pontoise, les heures délicieuses de vacances à Launay (c’est-à-dire à Angers, sur l’autre rive de la Maine) et les promenades dans les environs ; la khâgne de Lakanal, et le séjour en postcure tout près de là ; ensuite l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm avec ses curieux usages téléphoniques et autres ; le militantisme "stalinien", plus tard violemment rejeté ; puis les débuts dans différents Lycées de Province, Amiens, le Mans, avant la Sorbonne et l’EHESS ; enfin les voyages à travers les Etats-Unis, la vie de là-bas, les campus ; et un peu partout les colloques et les séminaires. Ne pas oublier la maison familiale dans la reposante Puisaye.

Au registre des personnages, inévitablement : le père, éprouvé par la guerre de 14, et ses saillies sarcastiques, et la mère aux sévères principes huguenots ; les copains, plus tard les amis, dont certains prestigieux comme Derrida, Todorov et surtout Barthes, ou les rencontres à fleurets à peine mouchetés avec Riffaterre ; de nombreuses silhouettes féminines aussi, bien sûr. Et puis, il faut ici nommer à nouveau Jacqueline, qui régnait sur Launay dont elle était l’âme parfumée, et qui s’exclamait dans l’émotion "Ça me fait un charme", phrase devenue rituelle dans l’idiolecte familial, et mot d’ordre d’une morale du bonheur. Il faut attendre "Apostille" (avis au lecteur) pour apprendre comment son suicide a frappé à l’improviste ceux qui l’aimaient, dont son neveu, naïvement persuadé qu’elle n’avait pas "le sens du tragique".

Observateur narquois de soi et des autres, le théoricien de la littérature, auteur des très sérieux volumes de "Figures", "Mimologiques", "Palimpsestes" et "Métalepse", s’amuse de l’étonnement du public lors de la parution de "Bardadrac", reçu comme un livre d’écrivain, et pétri d’humour, "contrairement aux précédents, si ennuyeux, voire illisibles sans tube d’aspirine à portée de la main" ! Le dispositif alphabétique même de l’œuvre, dépourvue exprès de toute indexation, interdit au lecteur de prendre des raccourcis. Il faut tout lire, et parcourir tout le labyrinthe, sous peine de manquer de précieux indices. Exemple mineur, mais significatif : en lisant à la fin d’"Apostille" ses émois de professeur tout débutant auprès d’une collègue, grand nom de l’aristocratie française, Comtesse dont il se dit le Chérubin, le lecteur attentif peut se souvenir d’avoir lu en clair, tout au début de "Codicille", l’identité de celle qu’il surnomme "La Déesse".

S’il a perdu la foi très jeune, Genette garde une réserve toute huguenote jusque dans la confidence. Ses accidents de santé ne sont évoqués que sur le ton de l’amusement ; ses filles ne paraissent qu’incidemment ; et la femme de sa vie qu’en 7 lignes, sans même indiquer son prénom : "Pendant ces vacances de Pâques un peu frisquettes (...), je m’intronisai moniteur d’auto-école. Les progrès de mon élève furent rapides, et l’examen final leur rendit justice du premier coup. S’ensuivit un mariage, qui tient la route."