Elsa Godart : Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère numérique.

lundi 6 août 2018, par Martine Bousquet

Albin Michel, 2016

Le livre d’Elsa Godart, philosophe et psychanalyste, attire notre attention sur les pratiques que l’on a sans y penser avec notre smartphone, cet objet hybride et omniprésent à la fois téléphone, écran, appareil photo, ordinateur… Elle analyse la pratique du « selfie » (se photographier soi-même avec son smartphone et diffuser les photos généralement sur les réseaux sociaux) et montre qu’elle est révélatrice des métamorphoses du rapport que l’on entretient avec soi-même et avec les autres.

Le selfie ne pourrait avoir lieu sans la révolution technologique numérique, le virtuel, le digital et les réseaux sociaux. Ces évolutions modifient notre perception du monde, les portables semblent avoir changé notre rapport au monde affectif et au temps et à l’espace.

Or pour Elsa Godart la cohérence du monde repose sur le langage : quand la réalité s’érige sur l’image éphémère, on passe d’un monde qui raconte à un monde qui regarde dans un rapport immédiat, éphémère où l’on ne prend plus le temps et où elle ne fait plus sens. e rapport à soi à travers un écran invite à repenser la subjectivité. Au stade du selfie le moi ne peut s’appréhender sans son avatar, son moi virtuel digital, on accède à soi par le toucher et non par la pensée. Le désir semble malade, impuissant à résister à l’absence, à la solitude au profit d’une jouissance immédiate. On rêve sa vie dans le virtuel. À l’heure de la « tyrannie de la transparence » (J. Attali), il est affirmation et non questionnement et condamne le sujet à une normalisation émotionnelle qui annihile toute forme de singularité sans conduire à la connaissance de soi. Se prendre en photo est une attitude adolescente. L’objet écran devient objet transitionnel entre le je et le tu. Le besoin de reconnaissance passe par l’image et le regard virtuel de l’autre, être c’est être « liké » sur les réseaux sociaux (souvent dans une recherche de célébrité). Le selfie peut être ludique, joyeux, partage, échange ou bien morbide, sinistre, extrême (par exemple s’il est fait près d’un cadavre). Il peut être appel à l’aide, jouissance de voyeurs partagée ou vécue seule, vaine tentative de réponse à l’angoisse et au vide auxquels il nous renvoie. Pour les addicts, c’est une tentative de se forger une image idéale qui traduit un sentiment d’isolement et d’insécurité dans le réel.

Grace au numérique on assiste aussi à de nouvelles formes d’expression de notre rapport au temps : urgence, immédiateté, à la vitesse et à l’espace qui devient linéaire, immédiatement accessible (par exemple avec Skype). L’excès d’informations dans notre société hyper-communicante se répand sans émanciper les esprits et conduit à la désinformation et à une sorte d’analphabétisme lié à un appauvrissement du langage et un remodelage de l’opinion par les médias. La démocratie semble malade de son hyper-individualisme.

Ce livre nous invite à nous questionner sur nos pratiques, il montre que l’arrivée de la réalité virtuelle et la nécessité d’intégrer un moi digital peut donner le sentiment d’avoir perdu la profondeur du lien humain réel et la force d’aller à la rencontre des autres qui fonde le nous. Il nous invite à ne pas renoncer à l’engagement dans les mots et dans les actes et à nous réapproprier notre intériorité, à penser les répercussions sur l’humain des progrès techno-scientifiques en préservant la réalité de la virtualité mais en évitant les dérives aliénantes.

Une invitation pour chaque sujet à se réinventer en permanence.