Acacia Condes : Nos années brûlantes, Lettres de Nicolas Boulte (1970-1974)

vendredi 13 décembre 2019, par Alice Bséréni

préface Alain Krivine, L’Harmattan 2019

Avec la retombée des espoirs révolutionnaires, et incapables de faire leur deuil de leurs engagements, de nombreux militants se sont suicidés dans les années 70/80. Nicolas Boulte (1943-1975) est de ceux-là. Après l’échec de la démarche de l’établissement, une fois l’imaginaire révolutionnaire détruit , il a connu le goût amer de la lucidité, et, face aux reniements de ses anciens camarades gauchistes, il n’a plus trouvé en lui ni la force ni l’envie d’un reclassement.

« Garde mes lettres, je t’en prie, pour qu’un jour elles témoignent pour moi de la violence infinie de ma passion qui ronge tout, auprès de laquelle rien n’arrive à tenir sérieusement dans ma vie ». C’est ce qu’a fait Acacia Condes en se décidant à publier les lettres de Nicolas Boulte à elle adressées quatre ans durant, jusque peu de temps avant sa mort tragique. De ses engagement dès les années 60, nous aurons un compte rendu détaillé, depuis ses responsabilités de syndicaliste étudiant, de catho de gauche à la JOC, de militant vibrant à la tête des mouvements étudiants de 68, enfin comme « établi » en usine. Ce sera l’occasion de plonger dans les conditions implacables du monde ouvrier, ses enfers, ses effets dévastateurs. Il en mourra.

« Alors que la plupart des survivants de ces années brûlantes sont passés du col mao au Rotary club, Nicolas Boulte nous manque dans la période difficile que nous traversons », assure Alain Krivine dans sa préface au livre. Raviver la mémoire de ce militant prophète, ses rêves, ses engagements et ses convictions, jamais reniés, en trouver les échos ravivés ou toujours pas éteints de nos jours, mesurer l’écart qui les sépare et faire le bilan de cinq décennies où les utopies se sont lentement érodées sous le rouleau compresseur d’un libéralisme destructeur, c’est la gageure du livre d’Acacia.

« Un jour, n’est-ce pas, tu feras ça pour moi : chevaucher les routes à ma seule recherche, arpenter les lieux où j’aurais laissé quelques traces de ma rage et de mon soliloque hagard. » C’est ce que fait aussi Acacia en accompagnant ces lettres d’un commentaire éclairant sur les contextes et les enjeux de ces luttes à laquelle elle prend part elle aussi, intégralement, jusqu’à son engagement en pionnière du MLF. Leurs chemins s’écartent là, sans jamais rompre les liens, les proximités, les connivences et les complicités qui les arriment l’un à l’autre, où se tricotent et se tissent les fils de l’intime et du politique. Seront abondamment cités de nombreuses références historiques et sociologiques. En leur compagnie elle repart à la recherche de Nicolas Boulte, le poète, le marxiste libertaire, homme de foi, elle révèle les liens secrets qui tissent les conditions de leur rencontre, rappelle le Mouvement du 22 mars, le drame de Pierre Overney, Renault-Billancourt et les « Établis », les conflits d’engagements et les voies divergentes qui vont les séparer, les années mouvement des femmes. Elle sait mettre des mots sur les maux, amorcer une tentative de bilan, débusquer l’idéal et son envers jusqu’à la fin des utopies, pour embrasser une histoire de vie jusqu’à ébaucher une rétrospective des années 84 à nos jours.

Les lettres de Nicolas Boulte révèlent en outre un talent littéraire exceptionnel qui fait regretter la disparition, volontaire elle aussi, de ses autres écrits. Ceux d’Acacia Condes ne sont pas de moindre qualité, vérifiée déjà dans ses publications antérieures ou les lettres de protestation qu’elle adresse régulièrement à maintes autorités pour dénoncer l’inacceptable. Les motifs en sont légion, droits des femmes, droits humains, Républicains espagnols, Palestine… Autant de dossiers en souffrance et de causes toujours bafouées.

Acacia Condes observe l’injonction d’un legs testamentaire qu’elle se doit d’honorer, elle l’accompagne à la manière aussi d’un enfant dont la soif de vivre le met en danger permanent de se brûler les ailes. Elle a su faire entendre la partition du soliste, remplir les blancs d’un message éclaté, les étapes d’un itinéraire militant exceptionnel dans un moment historique de même veine. Ces analyses fines et percutantes, passionnantes éclairent d’une lumière crue l’intensité de ces engagements. Elles donnent un relief particulier à leurs enjeux, livrent une lecture éclairante sur tant de zones d’ombres de l’histoire, récente, immédiate et même future. Une démarche précieuse dans ces temps de commémoration timide des événements de 68 et de ses suites à cinquante ans de distance. Aussi le livre est-il autant celui d’Acacia Condes que celui les lettres de Nicolas Boulte, dont nous avons la chance, grâce à elle et par elle, d’être à notre tour destinataires. Ce sont les seuls textes qui restent d’un militant engagé, sincère, intègre, lucide et absolu, incarnant une éthique politique. Il en est mort. « Apaisé », prendra-t-il le soin de préciser.